Bib:Corps de l'œuvre

De WikiFiction
Révision datée du 18 décembre 2019 à 23:39 par Admin (discussion | contributions) (Poïétique et poétique)
Aller à : navigation, rechercher

Didier Anzieu : Corps de l'œuvre (Gallimard [Connaissance de l'inconscient], 1981)

Poïétique et poétique

Didier Anzieu oppose à la « poétique »

recueil des règles, des conventions, des préceptes relatifs à la composition des divers genres de poèmes, sens qui s’est étendu de nos jours à celle des divers genres de textes (p. 10)

la « poïétique »

production de l’œuvre par le créateur [qui] étudie le travail de création dans sa généralité et dans son universalité (ibid.).

C’est le point de vue de la poïétique, empreint d’une orientation psychanalytique, qu’entend privilégier Didier Anzieu dans Le corps de l’œuvre. C’est-à-dire qu’il va s’intéresser à l’inconscient de l’auteur :

C’est l’inconscient de l’auteur, réalité vivante et individuelle, qui donne à un texte sa vie et sa singularité. C’est l’inconscient du lecteur non pas qui retrouve cette vie et cette singularité, mais plutôt qui lui apporte une nouvelle vie, une autre originalité (p. 12).

Filiation de la création

Créer requiert, comme première condition, une filiation symbolique à un créateur reconnu. Sans cette filiation, et sans son reniement ultérieur, pas de paternité possible d’une œuvre. Icare doit toujours ses ailes à quelque Dédale (p. 16).</blockquote>

Anzieu revient plus loin sur cette idée en reprenant le vieux précepte « réécrire une grande œuvre pour se faire la main » et en indiquant, exemples à l’appui, comment l’œuvre admirée est susceptible de faire décoller le créateur (p. 47).

Créativité et création

<i>La créativité se définit comme un ensemble de prédispositions du caractère et de l’esprit qui peuvent se cultiver et que l’on trouve sinon chez tous [...], du moins chez beaucoup. La création, par contre, c’est l’invention et la composition d’une œuvre, d’art ou de science, répondant à deux critères : apporter du nouveau (c’est-à-dire produire quelque chose qui n’a jamais été fait), en voir la valeur tôt ou tard reconnue par un public(p. 17).

Il me vient tout de suite à l’esprit une nuance à ce propos : à notre époque, il devient véritablement possible de faire reconnaître la valeur d’un produit par un public à coup de mercatique (marketing pour les inconditionnels de l’anglicisme), de sorte que dans de nombreux cas, les ingénieurs de la mercatique apparaissent comme les véritables créateurs (ou justement n’apparaissent pas tels mais ne le sont pas moins) d’un produit dénué de toute originalité et qu’aucun public ne reconnaîtrait sans eux. En outre, le « tôt ou tard » indique qu’il est impossible de décider ce qui relève, suivant cette définition, de la création, car on peut toujours se dire d’une œuvre que sa valeur sera reconnue un jour. Enfin la notion de « public » reste vague : si je reconnais cette œuvre, ne suis-je pas un « public qui la reconnaît » ?

Didier Anzieu parle d'ailleurs lui-même, bien plus loin dans son essai (p. 130) :

du « four intellectuel et commercial » que connut L'interprétation du rêve de Freud avant de « devenir le best-seller qu'il reste encore actuellement » ;
de la « mortalité infantile [de certaines] œuvres » ;
des « techniques du marketing ».

Il n’en reste pas moins nécessaire de garder à l’esprit cette définition de Didier Anzieu pour bien comprendre ce qu’il veut exprimer dans la suite de son ouvrage. Admettons, pour le suivre, qu’il existe des productions originales et « reconnues », qui relèvent de la création, et d’autres qui relèvent de la créativité.

Anzieu emprunte à Proust la métaphore du décollage pour distinguer le créateur, capable de « convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale » du créatif, qui reste au sol (p.16-18).

Rêve et création

Didier Anzieu rapproche le travail de la création de ceux du rêve et du deuil (p. 18-20).

Cela nous renvoie à Roger Bastide rapprochant Le rêve, la transe et la folie (Flammarion, 1972).

<i>Le travail psychique de création dispose de tous les procédés du rêve : représentation d’un conflit sur une « autre scène », dramatisation (c’est-à-dire mise en images d’un désir refoulé), déplacement, condensation de choses et de mots, figuration symbolique, renversement en son contraire. Comme le travail du deuil, il se débat avec le manque, la perte, l’exil, la douleur [...] (p. 20).


Sans suivre complètement Anzieu dans son approche du rêve — j'ai développé cette question dans Autoanalyse et ateliers d’écriture où j’examine les versions très différentes (1959 et 1988/98) de l’Auto-analyse de Didier Anzieu —, j’approuve parfaitement cette proximité du rêve, du deuil, de la création et de la folie. Il me semble même que les processus psychiques qui président au développement de ces quatre formes de crises (« le rêve est le signe d’une mini-crise » précise Didier Anzieu) s’apparenteront d’autant plus qu’on ne réduira pas le rêve à une réalisation fictive du désir, ou en tout cas pas le désir au désir sexuel... la fameuse libido freudienne !


L’auteur explique, se référant au passage à l’objet transitionnel de Winnicott, la création comme le dépassement d’une crise (p. 20-23). Ce en quoi je le suis sans réserve.

Le cas de Freud illustre cette crise faisant décoller le créateur (p. 24-43), ainsi que les crises des différents âges de la vie (p. 50-59).

<i>Créer n’est pas que se mettre au travail. C’est se laisser travailler dans sa pensée consciente, préconsciente, inconsciente, aussi dans son corps, ou du moins dans son Moi corporel, ainsi qu’à leur jonction, à leur dissociation, à leur réunification toujours problématiques (p. 44).

Cette vision s’inscrit dans le cadre de la première topique freudienne (conscient, préconscient, inconscient) mais on peut, selon moi, l’élargir : se laisser travailler par les facteurs conscients et inconscients. Je le traduis par : laisser advenir. Ce qui inclut la notion jungienne d’imagination active. Je pense aussitôt à la crise de Jung, quand il se sépare de Freud, et l’œuvre qu’il produit alors : Les sept sermons aux morts (1916). Cette crise, qui illustre parfaitement les propos tenus ici par Anzieu, va donner naissance à la psychologie analytique et la distinguer définitivement de la psychanalyse.

Si je préfère parler de « facteurs » conscients et inconscients plutôt que reprendre le terme « pensée » de la citation, c’est d’abord parce que je ne crois pas que l’inconscient « pense » (mais Anzieu ne l’emploie pas au sens qu’on peut lui donner habituellement, au risque d’un malentendu), et d’autre part, même le conscient ne se résume pas à des pensées (ce qui ne s'oppose nullement à la vision d’Anzieu qui parle aussi d’un Moi corporel).

En restant dans la sphère jungienne, on peut préciser que ses facteurs inconscients relèvent des fonctions psychiques externes (pensée, intuition, sentiment, sensation) comme internes (souvenirs, contributions subjectives, affects, irruption de l’inconscient), et insister sur la dimension collective de l’inconscient à laquelle le créateur s’ouvrira.

Je pense par exemple à David Lynch, dont je ne connais pas suffisamment la biographie pour citer ses éventuelles crises mais à propos de qui je crois savoir que les quatre heures de méditations quotidiennes visent bien à cette ouverture. Le rapport entre fiction et rêve apparaît en outre très nettement chez ce cinéaste de génie.

Anzieu, plus loin et indirectement, évoquera l'état méditatif :

<i> Comme le rêveur, le créateur entre dans un état d’illusion, où une partie de lui est endormie et une autre éveillée, avec une conscience plus aiguë que pendant le jour de ce qui se passe dans son esprit (p. 99).

Il le fera aussi en parlant d'auto-hypnose, d'ascèse mystique... (p. 111)

Finalement, la méditation de Lynch, la prise de drogue par de nombreux créateurs, ne correspondraient-elles pas à des états de crise ? Ou tout au moins, tous ces états n’ouvriraient-ils pas des canaux similaires par lesquels le simple créatif deviendrait créateur (pour employer la terminologie d’Anzieu) ?

<i>Ainsi la création s’oppose-t-elle aux deux formes de destruction [...] : celle de l’objet partiel, celle de l’objet total. La création juvénile exhale un long cri d’accusation [...]. Avec la maturité, l’œuvre devient le produit d’un deuil qu’il faut faire [...] (p. 58).

Didier Anzieu ne manque pas de rappeler à son lecteur que toute création est aussi une destruction. « Toute mort est grosse d’un nouveau commencement » dit la sagesse chinoise. En d’autres passages, Anzieu évoque Énée que Gilbert Durand nous présente comme l’illustration d’une des formes du décadentisme : le mythème du déclin bénéfique. (Durand : Les mythèmes du décadentisme).

Fonctions maternelle, paternelle et sexuelle dans la création

Didier Anzieu termine la première partie de son essai en tentant de déterminer ce qui, dans le travail de création, provient du père, de la mère et, dans le même temps, du masculin et du féminin (p. 68-89).

Les propos de Didier Anzieu sur la forte stimulation corporelle maternelle, ses incidences érotiques et narcissiques sur l’enfant, l’exemple paternel, le tout porté par les sexes respectifs des parents, avec l’induction d’un comportement passif ou actif, me paraissent d’un intérêt plutôt clinique, dans la mesure ou l’auteur s’appuie aussi bien sur son expérience de psychanalyste que sur une fine observation d’auteurs connus ; il ne saurait constituer une typologie de la création, ni même de règles systématiquement applicables.

<i>Mais le contraire peut arriver aussi. L’enfant qui a souffert de sous-estimation peut devenir à l’âge adulte créateur pour dire sa souffrance de privations sensorielles et motrices et surtout pour fixer, pour protéger, pour éterniser le peu qu’il a reçu [...]

Ce passage indique clairement qu’on ne peut rien déduire de l’attitude parentale quant à son influence sur la création.

Conclusion sur la première partie (L'auteur travaillé par la création)

Retenons de cette première partie la notion de crise donnant naissance à la création.

Deuxième partie : Les cinq phases du travail créateur

<i>Le travail de création parcourt cinq phases : éprouver un état de saisissement ; prendre conscience d’un représentant psychique inconscient ; l’ériger en code organisateur de l’œuvre et choisir un matériau apte à doter ce code d’un corps ; composer l’œuvre dans ses détails ; la produire au-dehors (p. 93).

La deuxième partie de Le corps de l’œuvre s’attache à examiner dans le détail chacune de ces phases.

Saisissement

L’état de saisissement correspond, en gros, à la crise abordée en première partie, même si toute crise n’y conduit pas et, inversement, l’état de saisissement peut provenir d’autre chose. Il s’agit alors, comme il a déjà été dit, de rêve ou de délire, en tout cas de situation où le conscient se relâche pour mieux laisser s’exprimer l’inconscient (j’ai évoqué la méditation). Anzieu parle de « régression créatrice », ce qui plaira sans doute à ses pairs mais je trouve plus parlant « état de saisissement » et « crise ».

Il approche une autre notion psychanalytique repérable dans l’état de saisissement, la « dissociation » : le créateur crée des créatures qui lui ressemblent et pourtant différentes de lui ; elles lui échappent plus ou moins ; elles caricaturent certains traits de sa personnalité, en dévoilent d’autres totalement méconnues, y compris de lui-même. Ceci se vérifie plus aisément dans la littérature de fiction mais reste vrai dans toutes les créations.

Prise de conscience

Si l’inconscient cherche à s’exprimer à travers l’état de saisissement, il faudra forcément que suive, si l’on veut que l’acte de création se développe, une phase au cours de laquelle le conscient réagira, c’est-à-dire une prise de conscience ; ce qui appartenait à l’inconscient et échappait, par définition, au conscient, entre désormais dans son champ, l’élargit.


Par ces deux premières phases, le dialogue conscient-inconscient, que je place au cœur de l’autoanalyse, s’instaure.

<i>[...] créer, c’est lever soi-même un refoulement [...]

J’y vois la confirmation, du point de vue de Didier Anzieu, du lien que j’établis entre création et autoanalyse, confirmation renforcée par l’idée de la neutralisation d’un affect intolérable, puis par l’évocation des exercices de Paul Valéry, consignés dans ses Cahiers, consistant à une auto-observation indirecte.

Code et corps de l’œuvre

« Ériger en code organisateur », première proposition de la troisième phase du travail créateur, demande un développement prenant tout un chapitre intitulé : « Le code au travail dans l'œuvre, esquisse d'une mise en ordre de la diversité des codes » (p. 163-211) où la polysémie du mot code est scrupuleusement analysée. L'acception qui nous intéresse relève bien entendu du code linguistique mais aussi de :

<i>la possibilité que ce code donne à l'écrivain de « traduire » dans son texte les opérations et les produits des autres codes. L'écrivain peut composer son texte non seulement comme un discours mais comme une sonate ou une symphonie, comme un tableau figuratif ou non figuratif, comme un ballet, comme un temple grec ou comme une cathédrale gothique (p.171).

Anzieu précise :

<i>Par code, j'entends, dans le présent ouvrage, des systèmes de communication qui régissent tantôt le contenu des messages, tantôt le style des messages, tantôt les rapports entre la forme et le contenu ; les œuvres les plus originales étant souvent du troisième type [...] (p.173).

Apprendre à écrire consiste donc bien à étudier le mode d'emploi (les codes tels qu'Anzieu les définit ici).


<i>[...] ériger un réprésentant psychique inconscient en code et trouver un corps à faire fonctionner selon ce code [...] peut s'opérer selon des formules diverses et je ne connais point de méta-code qui permettrait de construire un tableau systématique et exhaustif de ces formules [...]. Je vais en définir seulement quelques-unes qui vaudront surtout pour le contenu de l'œuvre [...] et j'en donnerai des illustrations empruntées principalement au domaine romanesque (p.184).

Le fait d'« ériger un représentant psychique inconscient en code » m'évoque une certaine union de deux techniques d'écriture paraissant a priori opposées que j'ai, dans mes conceptions de formation, toujours associées : celle relevant du courant surréaliste mené par André Breton et celle de l'OuLiPo dont son adversaire Raymond Queneau fut un des fondateurs. La première suggère une écriture automatique qui laisse s'exprimer ce qui vient (de l'inconscient) ; la seconde fixe des lois orientant l'écriture, imposant des structures, des formes, des rythmes, et même l'introduction d'éléments absurdes qui risquent d'arriver dans le texte comme un cheveu sur la soupe. Si la deuxième technique demande plus d'efforts intellectuels (les détracteurs diront moins de spontanéité), elle n'écarte pas pour autant les émergences de l'inconscient. Bien au contraire, elle génère une suite d'associations s'organisant mathématiquement pour permettre à des matériaux inconscients diffus de s'agréger et faire sens (au moins pour l'auteur s'il se donne ensuite la peine de comprendre). Toutefois, dans la pratique de la méthode oulipienne, il sera utile de se rappeler le ce qui vient du surréaliste.

Formules

Didier Anzieu définit la première formule :

<i>[elle] consiste, pour le créateur, à se saisir explicitement du code habituel (ou d'un ensemble de codes habituels) pour en tirer en toute rigueur logique des conséquences imprévues (absurdes, tragiques, cocasses, etc.) [...] (p.184).

La seconde, inversement :

<i>consiste à saisir dans le déroulement des faits connus [...] le fonctionnement d'un code ou d'un groupe de codes, jusque là inconnu (p.184).

Dans cette formule, il distingue des variantes suivant que l'auteur explicite plus ou moins le code, le cache délibérément au lecteur ou l'ignore lui-même.

Par exemple, Agatha Christie joue avec les codes inconnus (tous coupables dans Le crime de l'Orient-Express, tous victimes dans Dix petits nègres) qu'elle révèle au lecteur à la fin tandis qu'Alain Robbe-Grillet, dans Le voyeur fait du narrateur un coupable possible ou bien un criminel imaginaire, au lecteur de trouver le code (p.192).


<i>Tant que les potentialités ne sont pas matérialisées dans un roman, un tableau, une symphonie, le code reste une abstraction inopérante, une virtualité que l'esprit se contente de trouver plaisante ou redoutable (p.117).

Ce qui nous rappelle la deuxième proposition de la troisième phase du travail créateur : choisir un matériau apte à doter ce code d’un corps.

Composition

Anzieu souligne que le travail créateur peut se limiter aux trois premières phases, soit parce que des disciples reprendront l’œuvre orale d'un maître ou d'un enseignant, les notes de recherche d'un savant, soit parce le créateur connaîtra des inhibitions (p.125).

Cette phase reste plus éloignée de l'inconscient et nécessite un travail plus assidu et plus technique, outre une libération.

Production

<i>La résistance inconsciente revient en force avec le cinquième et dernier moment du travail de la création : déclarer l’œuvre terminée, la détacher définitivement de soi, l'exposer à un public, affronter les jugements, les critiques — ou pire encore, l'indifférence —, accepter pour elle le risque de n'avoir qu'une survie éphémère, ou cet autre risque, qu'elle mène désormais sa vie propre, différente de celle que l'auteur avait espéré mettre en elle (p.127).

Troisième partie : Quelques monographies

Les notes relatives aux chapitres sur les œuvres, auteurs/artistes seront saisies directement dans des pages sur ces œuvres, auteurs/artistes.

Une conclusion pour rire : Le mot d'esprit, circuit court du travail créateur

Dans sa conclusion pour rire, Didier Anzieu met en parallèle les jeux de mots dans la création littéraire et en psychanalyse.

Tout d'abord, une telle conclusion confirme l'impression, que j'ai eue au cours de la lecture de cet essai, qu'il traitait surtout de littérature tandis que le titre semble annoncer un parcours plus général autour de l’œuvre. Il est vrai qu'il est question de la peinture de Bacon et qu'à plusieurs reprises Anzieu évoque aussi la création scientifique (notamment avec Freud dont le travail pratique nous est cependant accessible par son écriture).

Ensuite, aborder en fin de volume les contrepets, calembours et autres lapsus, hilarants autant que signifiants, nous rapproche des jeux oulipiens. Ce qui me conforte dans l'idée qu'écrire est à la fois un jeu, un dur labeur et un travail sur soi.

Enfin, le lien entre l'autoanalyse et la création se confirme : se connaître, c'est se créer, et inversement, comme le pensait Louis Lavelle.