Doc:Création : Introduction
Sommaire
Platon
Dialogue 1
- SOCRATE
Il existe de nombreux lits et de nombreuses tables.
- GLAUCON
Oui, forcément.
- SOCRATE
Mais les formes relatives à ces meubles, il n'y en a que deux, une forme de lit et une forme de table.
- GLAUCON
Oui.
- SOCRATE
Or, n'avons-nous pas aussi l'habitude de dire que chacun des artisans qui fabrique ces meubles réalise l'un les lits, l'autre les tables dont nous nous servons, le regard tourné en direction de la forme, et ainsi pour tous les autres objets ? Car pour ce qu'il en est de la la Forme elle-même, sûrement aucun des artisans ne la fabrique, comment le pourrait-il en effet ?
- GLAUCON
Il ne le pourrait aucunement.
- SOCRATE
Mais vois maintenant comment tu appelles cet artisan que voici.
- GLAUCON
Lequel ?
- SOCRATE
Celui qui produit tous les objets que tous les artisans manuels font chacun pour son compte.
- GLAUCON
Tu parles là d'un homme habile et admirable !
- SOCRATE
Un instant, tu vas bientôt le déclarer encore plus admirable. Car ce même artisan manuel est non seulement en mesure de produire tous ces meubles, mais encore produit-il tous les végétaux, et il façonne tous les êtres vivants — les autres êtres aussi bien que lui-même — et en plus de cela, il fabrique la terre et le ciel, les dieux, et tout ce qui existe dans le ciel, et tout ce qui existe sous terre dans l'Hadès.
- GLAUCON
Tu parles d'un expert tout à fait admirable !
- SOCRATE
Tu es incrédule ? Mais dis-moi, considères-tu absolument impossible qu'un tel artisan puisse exister ? Ou seulement que le créateur de toutes ces choses puisse exister d'une certaine manière mais non d'une autre ? N'as-tu pas le sentiment que toi-même, tu serais en mesure de produire toutes ces choses d'une certaine manière ?
- GLAUCON
Et quelle serait cette manière ?
- SOCRATE
Il n'y a là rien de difficile et on la met en œuvre souvent et rapidement, et je dirais même très rapidement, si seulement tu consens à prendre un miroir et à le retourner de tous côtés. Très vite, tu produiras le soleil et les astres du ciel, et aussi rapidement la terre, rapidement toujours, toi-même, et les autres animaux, et les meubles et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l'instant.
- GLAUCON
Oui, des apparences, mais certainement pas des êtres qui existent véritablement.
- SOCRATE
Excellent, et tu rejoins l'argument comme il convient. Car, au nombre de ces artisans, il faut aussi compter le peintre, n'est-ce pas ?
- GLAUCON
Oui, nécessairement.
- SOCRATE
Mais tu vas me dire, je pense, que ce qu'il produit n'est pas véritable et pourtant, le peintre d'une certaine manière produit lui aussi un lit, n'est-ce pas ?
- GLAUCON
Oui, il produit lui aussi un lit apparent.
Commentaire
Dans ce dialogue entre Socrate et Glaucon, Platon nous explique que la seule créatrice est la nature (ou Dieu, peu importe le nom qu'on lui donne). L'art ne fait que l'imiter. Or c'est de création artistique que nous devons parler tout au long de cette journée et le plus grand penseur de tous les temps nous dit que la création artistique n'existe pas. Ça commence bien.
Notons que Platon ne parle pas ici d'imagination. Il considère l'artiste comme quelqu'un qui reproduit ce qu'il voit. Accordons-lui que le peintre a souvent besoin d'un modèle et peut-être y a-t-il une part d'imitation dans toute création.
Mais écoutons Platon dans un autre dialogue
Dialogue 2
- SOCRATE
L'art de la gymnastique existe en effet pour le corps, et l'art de la musique pour l'âme.
- GLAUCON
Oui, c'est cela.
- SOCRATE
Ne commencerons-nous pas d'abord à assurer cette formation par la musique plutôt que par la gymnastique?
- GLAUCON
Assurément
- SOCRATE
Admets-tu que l'art de la musique comporte des discours, ou ne l'admets-tu pas ?
- GLAUCON
Je l'admets.
- SOCRATE
Il existe, n'est-ce pas, de deux espèces de discours, l'une étant le discours vrai, l'autre le discours faux ?
- GLAUCON
Oui.
- SOCRATE
Il convient de former à l'aide des deux, mais d'abord à l'aide des discours faux.
- GLAUCON
Je ne comprends ce que tu veux dire.
- SOCRATE
Tu ne comprends pas que nous commençons par raconter des histoires aux enfants ? Ce faisant, il ne s'agit en quelque sorte, pour le dire d'un trait, que d'un discours faux, même s'il s'y trouve du vrai., Pour commencer, en effet, on a recours à des histoires à l'intention des enfants, avant même d'avoir recours aux exercices du gymnase.
- GLAUCON
C'est vrai.
- SOCRATE
Voilà pourquoi je disais qu'il faut d'abord s'attacher à la musique avant la gymnastique.
Commentaire
Ici, le mot musique inclut plusieurs disciplines artistiques et scientifiques (je vais y revenir)
Que Platon propose d'éduquer l'âme par la musique, quand on connaît l'importance qu'il accorde à l'âme par rapport au corps, montre à quel point il ne tourne pas vraiment le dos à l'art qui nourrit l'âme.
Dans son œuvre, la musique (au sens où nous l'entendons aujourd'hui) occupe une place fondamentale. Rien d'étonnant puisqu'il est un disciple de Pythagore que l'on tient pour l'inventeur de l'harmonie.
- Voilà pourquoi j'ai inscrit dans la bibliographie
- Daniel Heller-roazen : Cinquième Marteau. Pythagore et la dysharmonie du monde (Seuil [La librairie du XXIe siècle], 2014)
- Evanghélos Moutsopoulos : Musique dans l’œuvre de Platon (PUF [Dito], 1989)
Pythagore, quant à lui, associe la création aux mathématiques.
Revenons à la musique au sens grec : il s'agit de toutes les disciplines parrainées par les neuf muses.
Les muses
- 3 mn c 10
Les muses posent la question de l'inspiration. La création viendrait-elle d'un ailleurs ?
De l'imagination peut-être ?
Imagination
Synésios de Cyrène, au tout début du Ve siècle donne, selon moi, une excellente vision de l'imagination dans son traité Des songes.
Lecture
L’âme renferme en soi les images des choses qui naissent. Elle les renferme toutes, mais elle ne les produit au dehors que dans la mesure convenable ; l’imagination est comme le miroir dans lequel se réfléchissent, pour être perçues par l’animal, les images qui ont leur siège dans l’âme. Nous n’avons pas conscience des actes de l’intelligence, tant que la raison ne nous les révèle pas ; tout ce qu’elle, ignore échappe à la connaissance de l’animal [...]. Cette vie imaginative est une vie inférieure, un état particulier de notre nature. Elle est comme pourvue de sens : en effet nous voyons des couleurs, nous entendons des sons, nous touchons, nous saisissons des objets, quoique nos organes corporels restent inactifs ; peut-être même alors nos perceptions sont-elles plus pures. C’est ainsi que souvent nous entrons en conversation avec les dieux: ils nous avertissent, ils nous répondent, et nous donnent d’utiles conseils. Aussi que l’on ait dû quelquefois au sommeil la découverte d’un trésor, je n’en suis pas étonné ; que l’on se soit endormi ignorant, et qu’après avoir eu en songe un entretien avec les Muses on se soit réveillé poète habile, comme cela est, arrivé de notre temps à quelques-uns, je ne vois là rien de si surprenant. Je ne parle point de ceux qui ont eu, en dormant, la révélation du danger qui les menaçait, ou la connaissance du remède qui devait les guérir. Quand l’âme, même sans avoir tenté de prendre son élan vers l’intelligence, entre, grâce au sommeil, en possession d’une science qu’elle n’avait point recherchée, n’est-ce pas une chose des plus merveilleuses que de s’élever au-dessus de la nature et de se rapprocher de l’intelligible, après en avoir été si éloigné que l’on ne sait même plus d’où l’on vient ? (§5)
Commentaire
Dans ce premier schéma, on voit que les objets constitués de carrés rouges vont pouvoir s'emboîter les uns dans les autres car ils ont des formes identiques.
Par contre, il devient impossible d'emboîter l'objet bleu dans l'objet rouge.
Dans le second schéma, on introduit un troisième objet violet dont une face s'emboîtera dans l'objet rouge, l'autre dans l'objet bleu. Ce troisième objet est une interface.
Tout ce qui est conscient n'est pas inconscient. Tout ce qui est inconscient n'est pas conscient. Ce truisme souligne le fait que le conscient et l'inconscient ne peuvent communiquer entre eux. Il faut introduire une troisième entité pour envisager une telle communication. Cynésios nous explique que c'est l'imagination.
Suivant ce point de vue, l'imagination peut se définir comme une interface entre conscient et inconscient, elle capte des éléments de l'inconscient et les porte à la conscience.
Hegel
- → Résumé pédagogique de l'Esthétique (sur le site les-philosophes.fr)
Lecture
Passages extraits de → Esthétique Tome I
On doit se garder de confondre l’imagination (Phantasie) avec la capacité purement passive de percevoir et de se rappeler les images (Einbildungskraft). L’imagination est créatrice. (p.83)
Dans ce travail intellectuel qui consiste à façonner et à fondre ensemble l’élément rationnel et la forme sensible, l’artiste doit appeler à son aide à la fois une raison active et fortement éveillée et une sensibilité vive et profonde. C’est donc une erreur grossière de croire que des poèmes comme ceux d’Homère se sont formés comme un rêve pendant le sommeil du poète. Sans la réflexion qui sait distinguer, séparer, faire un choix, l’artiste est incapable de maîtriser le sujet qu’il veut mettre en œuvre, et il est ridicule de s’imaginer que le véritable artiste ne sait pas ce qu’il fait. En outre, il doit avoir fait subir à ses sentiments une forte concentration. (p.85)→
La vraie inspiration s’allume donc sur un sujet déterminé que l’imagination saisit pour l’exprimer sous une forme artistique, et elle constitue la situation même de l’artiste pendant le travail combiné de la pensée et de l’exécution matérielle ; car l’inspiration est également nécessaire pour ces deux sortes d’activités. (p.85)
-
Dans la vie ordinaire, on a coutume, il est vrai, de parler des belles couleurs, d’un beau ciel, d’un beau fleuve, ou de belles fleurs, de beaux animaux et encore plus de beaux hommes. Nous ne voulons nullement contester que la qualité de beauté ne soit à bon droit attribuée à de tels objets, et qu’en général le beau dans la nature ne puisse être mis en parallèle avec le beau artistique ; mais il est déjà permis de soutenir que le beau dans l’art est plus élevé que le beau dans la nature. N’est-il pas en effet né, et deux fois né de l’esprit ?Or, autant l’esprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses productions, autant la beauté dans l’art est plus élevée que la beauté dans la nature. Même extérieurement parlant, une mauvaise fantaisie comme il en passe par la tête humaine est plus élevée que n’importe quelle production naturelle, car dans cette fantaisie sont toujours présentes l’esprit et la liberté. (p.16)
L’art et ses œuvres, comme création de l’esprit, sont eux-mêmes d’une nature spirituelle. Sous ce rapport, l’art est bien plus près de l’esprit que la nature. (p.21)
-
L’art étant reconnu comme une création de l’esprit, on peut se demander quel besoin l’homme a de produire des œuvres d’art. Ce besoin est-il accidentel ? est-ce un caprice et une fantaisie, ou bien un penchant fondamental de notre nature ? (p.25)
En outre tous les arts ont un côté technique qui ne s’apprend que par le travail et l’habitude. L’artiste a besoin, pour n’être pas arrêté dans ses créations, de cette habileté qui le rend maître et le fait disposer à son gré des matériaux de l’art. (p.23)
Un dernier point relatif à la forme extérieure de l’idéal est celui qui concerne le rapport des œuvres d’art avec le public, c’est-à-dire avec la nation et l’époque pour lesquelles l’artiste ou le poète composent leurs ouvrages. L’artiste doit-il, quand il traite un sujet, consulter avant tout l’esprit, le goût,les mœurs du public auquel il s’adresse, et se conformer à ses idées ?Le vrai, ici, comme toujours, est entre les deux extrêmes. Il faut maintenir à la fois les droits de l’art et ceux du public, garder les ménagements qui sont dus à l’esprit de l’époque et satisfaire aux exigences du sujet que l’on traite. (p.80)
Commentaire
Dans ces courts passages :
- Hegel nous donne sa vision de l'imagination où le conscient intervient plus que l'inconscient ;
- il lie inspiration et imagination ;
- il place la création de l'esprit au-dessus de la création de la nature (s'opposant ainsi à Platon) ;
- il évoque le travail et la technique nécessaires à la création ;
- il questionne la création quant à son rapport au public.
Baudelaire
Lecture
Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manières différentes : « Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe qu’une copie excellente de la nature. » Et cette doctrine, ennemie de l’art, prétendait être appliquée non seulement à la peinture, mais à tous les arts, même au roman, même à la poésie. À ces doctrinaires si satisfaits de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de répondre : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive. »
-
Cependant il eût été plus philosophique de demander aux doctrinaires en question, d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est contenu dans la nature. Un oui eût été la plus fanfaronne et la plus extravagante des réponses. Autant que j’ai pu comprendre ces singulières et avilissantes divagations, la doctrine voulait dire, je lui fais l’honneur de croire qu’elle voulait dire : L’artiste, le vrai artiste, le vrai poëte, ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. Il doit éviter comme la mort d’emprunter les yeux et les sentiments d’un autre homme, si grand qu’il soit ; car alors les productions qu’il nous donnerait seraient, relativement à lui, des mensonges, et non des réalités. Or, si les pédants dont je parle (il y a de pédanterie même dans la bassesse), et qui ont des représentants partout, cette théorie flattant également l’impuissance et la paresse, ne voulaient pas que la chose fût entendue ainsi,
croyons simplement qu’ils voulaient dire : « Nous n’avons pas d’imagination, et nous décrétons que personne n’en aura. »
Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Évangile.
Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très-sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination ? Qu’il peut faire un excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes. Le cas peut se comparer à celui d’un poëte ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits. Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très-bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées. L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini.
-
Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu’elles soient, sont comme si elles n’étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer d’elle, et elle peut suppléer quelques-unes. Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent qu’après les essais successifs de plusieurs méthodes non adaptées à la nature des choses, fièrement et simplement elle le devine. Enfin elle joue un rôle puissant même dans la morale ; car, permettez-moi d’aller jusque-là, qu’est-ce que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel ; quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme.
-
Malgré tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas à vos lecteurs l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est puissante, et, que ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec l’idéal, c’est une belle imagination disposant d’un immense magasin d’observations. Cependant, pour revenir à ce que je disais tout à l’heure relativement à cette permission de suppléer que doit l’imagination à son origine divine, je veux vous citer un exemple, un tout petit exemple, dont vous ne ferez pas mépris, je l’espère. Croyez-vous que l’auteur d’Antony, du Comte Hermann, de Monte-Cristo, soit un savant ? Non, n’est-ce pas ? Croyez-vous qu’il soit versé dans la pratique des arts, qu’il en ait fait une étude patiente ? Pas davantage. Cela serait même, je crois, antipathique à sa nature. Eh bien, il est un exemple qui prouve que l’imagination, quoique non servie par la pratique et la connaissance des termes techniques, ne peut pas proférer de sottises hérétiques en une matière qui est, pour la plus grande partie, de son ressort. Récemment je me trouvais dans un wagon, et je rêvais à l’article que j’écris présentement ; je rêvais surtout à ce singulier renversement des choses qui a permis, dans un siècle, il est vrai, où, pour le châtiment de l’homme, tout lui a été permis, de mépriser la plus honorable et la plus utile des facultés morales, quand je vis, traînant sur un coussin voisin, un numéro égaré de l’Indépendance belge. Alexandre Dumas s’était chargé d’y faire le compte rendu des ouvrages du Salon. La circonstance me commandait la curiosité. Vous pouvez deviner quelle fut ma joie quand je vis mes rêveries pleinement vérifiées par un exemple que me fournissait le hasard. Que cet homme, qui a l’air de représenter la vitalité universelle, louât magnifiquement une époque qui fut pleine de vie, que le créateur du drame romantique chantât, sur un ton qui ne manquait pas de grandeur, je vous assure, le temps heureux où, à côté de la nouvelle école littéraire, florissait la nouvelle école de peinture : Delacroix, les Devéria, Boulanger, Poterlet, Bonington, etc., le beau sujet d’étonnement ! direz-vous. C’est bien là son affaire ! Laudator temporis acti ! Mais qu’il louât spirituellement Delacroix, qu’il expliquât nettement le genre de folie de ses adversaires, et qu’il allât plus loin même, jusqu’à montrer en quoi péchaient les plus forts parmi les peintres de la plus récente célébrité ; que lui, Alexandre Dumas, si abandonné, si coulant, montrât si bien, par exemple, que Troyon n’a pas de génie et ce qui lui manque même pour simuler le génie, dites-moi, mon cher ami, trouvez-vous cela aussi simple ? Tout cela, sans doute, était écrit avec ce lâché dramatique dont il a pris l’habitude en causant avec son innombrable auditoire ; mais cependant que de grâce et de soudaineté dans l’expression du vrai ! Vous avez fait déjà ma conclusion : Si Alexandre Dumas, qui n’est pas un savant, ne possédait pas heureusement une riche imagination, il n’aurait dit que des sottises ; il a dit des choses sensées et les a bien dites, parce que… (il faut bien achever) parce que l’imagination, grâce à sa nature suppléante, contient l’esprit critique.
-
Il reste, cependant, à mes contradicteurs une ressource, c’est d’affirmer qu’Alexandre Dumas n’est pas l’auteur de son Salon. Mais cette insulte est si vieille et cette ressource si banale qu’il faut l’abandonner aux amateurs de friperie, aux faiseurs de courriers et de chroniques. S’ils ne l’ont pas déjà ramassée, ils la ramasseront.
-
Nous allons entrer plus intimement dans l’examen des fonctions de cette faculté cardinale (sa richesse ne rappelle-t-elle pas des idées de pourpre ?). Je vous raconterai simplement ce que j’ai appris de la bouche d’un maître homme, et, de même qu’à cette époque je vérifiais, avec la joie d’un homme qui s’instruit, ses préceptes si simples sur toutes les peintures qui tombaient sous mon regard, nous pourrons les appliquer successivement, comme une pierre de touche, sur quelques-uns de nos peintres.
Commentaire
Le titre de ce passage, un éloge de l'imagination par Baudelaire, que je vous invite à lire entièrement s'intitule « La reine des facultés » (III).
Tout est dit.
Curiosités esthétiques : SALON DE 1859 LETTRES À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE FRANÇAISE
Deleuze
- Commentaire
Créer implique une nécessité
Créer, c'est inventer, ce n'est pas découvrir quelque chose qui existe quelque part.
Autres
- Commentaire
Bergson, après Hegel et Baudelaire, et contre Platon, place la création artistique avant la création par la nature.
Entrée dans un monde nouveau (François Dagognet)
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Déploiement de la pensée (Heidegger)
Transmission des sentiments (Tolstoï)
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Edgar Morin
Edgar Morin et Cynthia Fleury
- Commentaires
Edgar Morin associe chaman et artiste. Pour lui, la création nécessite une transe douce, ce qui nous ramène au mélange conscient inconscient.
Pour Cynthia Fleury et Edgar Morin, l'imagination nous conduit à la connaissance, nous donne accès au réel.
Rêves : force créatrice, nous sommes tous des créateurs.
Esthétique produit de l'éthique, thèse partagée par Cynthia Fleury et Edgar Morin, également défendue par Paul Audi, auteur de Créer.
Conclusion
Ce rapide aperçu de points de vue sur la création pose les questions suivantes.
- La création est-elle mimétique (le modèle est-il toujours nécessaire ?)
- La création doit-elle recourir à des méthodes mathématiques ?
- L'inspiration vient-elle d'un ailleurs ? D'un hasard ?
- Comment laisser advenir ? (recevoir des idées de l'inconscient)
- Comment créer ? (traiter les idées venues de l'inconscient ; apprentissage, travail, technique)
- Faut-il créer pour soi ou pour un public ?
- Créer est-il une nécessité ?
- Le créateur a-t-il une mission sociale ? Est-il un militant ?
- La création joue-t-elle un rôle éthique ?
- Est-ce que créer donne accès au réel ? À la connaissance ? À la connaissance de soi ?
- Est-ce que créer est simplement une transmission de sentiment ?
Rappel de la classification des citations de huit artistes de la veille.
- Héritage et vocation (signes dans l'enfance, éducation...)
- Talent Technique Travail Apprentissage
- Imagination Inspiration
- Perfection Perfectionnement
- Sensibilité Souffrance Amour Violence
- Folie (la création nécessite-t-elle une certaine folie ou/et préserve-t-elle de la folie ?)
- Engagement Militantisme
- Business Public
- Postérité Laisser une trace Devenir immortel